BOOK REVIEW

Bérengère MARQUES-PEREIRA. 2021. L’avortement dans l’Union Européenne: Acteurs, enjeux et discours. Bruxelles: CRISP, 281 pp. ISBN 9782870752524

Ionela BĂLUȚĂ [a]


Analele Universității din București. Științe Politice [Annals of the University of Bucharest. Political Science series]

Vol. XXIII, Issue 2, pp.287-294

https://doi.org/10.54885/FEJE5133 | Download PDF

[a] Department of Comparative Governance and European Studies, Faculty of Political Science, University of Bucharest, Romania. ionela.baluta@unibuc.ro

La question de l’avortement est un thème éminemment politique, qui peut être approché par le prisme des mouvements sociaux, des luttes féministes, des politiques publiques, du droit (national et international), de la construction nationale, des idéologies politiques, des religions etc. Sujet « sensible » et souvent controversé, l’avortement est devenu, ces dernières années, une cible des opposants à l’égalité de genre (Verloo 2018) et un thème de mobilisation dans les campagnes anti-genre dans certains pays (Kuhar & Paternotte 2017). Si au niveau de l’Union Européenne le droit à l’avortement semblait acquis, il est remis en question, à différents degrés, dans plusieurs pays membres. La Pologne a déjà adopté une loi qui interdit l’avortement, et les autorités de la Hongrie et de l’Italie ont également exprimé des positions anti-avortement.

Dans ce contexte, une analyse rigoureuse des acteurs et des enjeux politiques et sociétaux qui se jouent dans ces oppositions à l’avortement est extrêmement nécessaire et le livre de Bérengère Marques-Pereira mérite une lecture attentive. D’autant plus que l’auteure, professeure à l’Université Libre de Bruxelles, est une spécialiste reconnue de la question de la citoyenneté sociale et politique des femmes en Europe et en Amérique latine et s’est penchée depuis un bon moment sur le droit à l’avortement. Les nombreuses publications, conférences et collaborations internationales imposent Bérengère Marques-Pereira comme une référence incontournable dans le domaine « genre et politique » et son nouveau volume vient le confirmer.

Se situant dans le sillage des recherches qui raisonnent en termes de rapports sociaux de sexe et approchant le droit à l’avortement à partir du concept de « régime de citoyenneté » (p. 12), Bérengère Marques-Pereira analyse, à travers chacun des cinq chapitres, la question de la citoyenneté sociale au regard de l’avortement : « politique de santé publique, gratuité de l’acte médical pour les femmes nationales, résidentes, migrantes, sans papiers etc » (p. 13). Car, pour reprendre les mots de l’auteure : « Les femmes ont conquis leur émancipation par l’acquisition des droits de citoyenneté civile, politique, économique et sociale. En revanche, l’extension de cette citoyenneté à la liberté reproductive demeure un enjeu pour le contrôle des femmes sur leur sexualité. » (p. 13). Cependant, si l’on veut analyser les acteurs mobilisés dans cette confrontation et déceler les logiques discursives des uns et des autres afin de comprendre les enjeux politiques qui les sous-tendent, une première difficulté surgit dès le premier balayage du terrain. En effet, les acteurs sont divisés, de manière générale, entre ceux qui se déclarent pro choix (défenseurs du droit à l’avortement) et ceux qui se proclament pro vie (les opposants à ce droit). « Les premiers intègrent l’accès à l’avortement dans les droits reproductifs et sexuels et incluent ces derniers dans le champ des droits humains. Les seconds (…) s’inscrivent dans une vision restrictive des droits humains, qui exclut tout accès à l’avortement » (p. 6). Si la référence au langage des droits humains est mobilisée – différemment – par les deux camps pour légitimer leur propos, la position des pro-vie est radicale et exclusive, car pour eux « la parole éthico-politique ne peut être prise en considération qu’à l’aune de la Loi naturelle, c’est-à-dire immuable, car transcendantale, et qui s’impose aux croyants comme aux non croyants » (p. 6).

J’insiste sur la difficulté de construction de l’objet de la recherche, qui est récurrente pour tous les sujets qui sont au cœur des controverses politiques, des productions discursives et des constructions identitaires dans les campagnes anti-genre. Bérengère Marques-Pereira se pose la question de l’usage du langage de ces protagonistes au risque de « faire fi à la neutralité axiologique » ou de paraître normatif. L’auteure postule que « la neutralité est impossible tant la connaissance savante demeure située dans un contexte social, culturel et politique » (p. 6) et souligne que « l’histoire de la construction des problématiques scientifiques et indissociable de l’histoire des faits sociaux, des représentations sociales et des pratiques qui les soutiennent » (p. 7). Je considère en effet que cette option, qui se place dans la descendance de la théorie de la « science située » (Haraway 1988) favorise des choix méthodologiques et des approches épistémologiques susceptible d’interroger finement la complexité des débats sociétaux analysés.

Pour éviter la ratification des catégories du langage courant ou du langage politique par rapport à l’ordre sexuel, l’auteure se propose de « déceler les logiques discursives des uns et des autres dans le contexte international et européen des années 1990 à ce jour » (p. 7) ; son analyse se penche sur l’enjeu du droit à l’avortement, même si d’autres enjeux traversent l’opposition entre les pro choix et les pro vie (i.e. l’orientation sexuelle et l’identité de genre, la procréation médicalement assistée, etc).

Dans l’Introduction Bérengère Marques-Pereira pose les repères théoriques et méthodologiques de son analyse. Je retiendrai, outre les aspects déjà soulignés, une définition très utile des termes pro choix et pro vie (pp. 7-8), explicitant les éléments historiques, idéologiques et politiques explicites ou implicites. L’auteure choisit de ne pas utiliser ces termes, qui relèvent du registre normatif, et opte pour les expressions « partisans et opposants au droit à l’avortement », qui seraient davantage dans le registre du constat des faits. L’ouvrage est organisé en cinq chapitres, que je présenterai en ce qui suit ; chaque chapitre est accompagné d’une section d’Annexes, où sont synthétisées des informations extrêmement utiles tant pour la compréhension de l’analyse de Bérengère Marques-Pereira que pour des recherches futures sur le sujet.

Le premier chapitre offre une excellente synthèse des régimes légaux de chaque pays européen en rapport avec le droit à l’avortement, la pénalisation de l’avortement et l’accès effectif à l’avortement. La diversité des situations juridiques résulte à la fois du fait que l’avortement relève du principe de subsidiarité et de la souveraineté nationale, tout comme des spécificités politiques, sociales, religieuses et culturelles des États membres. L’analyse des critères légaux met en évidence plusieurs facteurs qui sont différemment traités dans les législations nationales : le délai pour une demande d’IVG ; l’accès financier ; l’accumulation des conditions légales ; les lois totalement ou extrêmement restrictives (pp. 17-18). En dehors des critères légaux, le recours abusif à la clause de conscience est une pratique qui devrait être plus attentivement analysée. Car en fait, « un régime légal ne garantit pas à lui seul l’accès effectif à l’avortement », d’autres obstacles pouvant intervenir, tels les coûts, les conditions bureaucratiques, les stéréotypes de genre et la stigmatisation (p. 20). Afin de prendre en compte cette diversité de facteurs et de configurations possibles au niveau des États européens et en rapport avec les options théoriques mentionnées, Bérengère Marques Pereira distingue 5 types de régimes (p. 23) :

    • un régime d’autorisation consacrant un accès aisé et des conditions peu contraignantes (ex. Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède) ;

    • un régime d’autorisation avec dépénalisation partielle ou totale, soumise à des critères ; l’accès est assez important (Belgique, France, Luxembourg, Royaume-Uni, à l’exception de l’Irlande du Nord jusqu’en 2019) ;

    • un régime d’autorisation dans des pays de l’Europe du Sud et du Centre avec un accès restreint /entravé de fait (Allemagne Autriche, Chypre depuis 2018, Espagne, Grèce, Italie, Portugal, République de l’Irlande depuis 2019) ;

    • un régime légal d’autorisation, mais avec un accès entravé par des procédures restrictives (Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie) ;

    • un régime d’interdiction de l’avortement, avec des conditions très restrictives d’accès (Malte, Pologne).

Chacun des cinq régimes est analysé séparément, avec la prise en compte des contextes historiques et des acteurs qui ont joué un rôle important dans l’obtention de l’accès à l’avortement ou dans l’opposition à l’avortement. L’Annexe 1 (pp. 155-163) offre un tableau synthétique de cette classification, indispensable à toute analyse comparative sur le droit d’avortement et les politiques reproductives au niveau européen.

Le deuxième chapitre (« Santé reproductive et sexuelle et droits reproductifs et sexuels dans le champ des droits humains ») propose une réflexion sur la construction sociale des notions de santé reproductive et sexuelle et de droits reproductifs et sexuels ; l’auteure approche les deux notions sous l’angle de la reproduction, question développée au niveau international dans les années 1980 – 1990. Le chapitre identifie l’émergence de ces concepts dans les débats internationaux et leur transposition dans le langage des droits de l’homme, tout comme leur institutionnalisation au niveau des organisations internationales, dont notamment l’Organisation Mondiale de la Santé. Le rôle des groupes et associations féministes, notamment des réseaux transnationaux féministes, est aussi analysé. Ce chapitre offre une analyse très fine des définitions et redéfinitions de tous ces concepts à travers les conférences des Nations Unies, en insistant sur les droits humains qui y sont associés : droit à la vie, droit à l’égalité et d’être libre de toute discrimination, droit à la santé, à la santé reproductive et au planning familial, pour ne donner que quelques exemples (p. 41). Les traités internationaux sont une autre catégorie de sources soumises à l’examen critique, et le tableau 2 (p. 45) dresse un panorama des principaux instruments juridiques, internationaux et européens, liés aux droits humains. L’Annexe 2 (pp. 171-204) reprends tous les textes juridiques et politiques utilisés dans l’analyse ; outre le fait que cette Annexe constitue un support empirique très solide, elle peut servir à d’autres chercheur.e.s qui s’intéressent au sujet et qui pourraient appliquer à ces textes une analyse thématique adaptée à leurs problématiques de recherche.

Le troisième chapitre se penche sur l’analyse de « l’opposition du Saint-Siège à l’inclusion de la santé reproductive et sexuelle et des droits reproductifs et sexuels dans le champ des droits humains ». Le corpus analysé est composé de deux grandes catégories de textes : a) les encycliques, les lettres apostoliques les audiences liés aux droits les plus fondamentaux aux yeux du Grand Siège ; b) les réserves émises par le Saint-Siège lors des conférence de Caire (1994) et de Pékin (1995) ; les positions exprimées par les représentants du Saint-Siège de 1994 à 2018 sur les thématiques de la population et du développement, des droits des femmes et des droits humains. (p. 57). L’analyse thématique de ce corpus met en évidence les thèmes qui sont instrumentalisés par le Saint-Siège pour rejeter les nouveaux droits de l’homme et notamment l’avortement : l’avortement est un crime ; la complémentarité naturelle et sociale des sexes ; la transcendance de la loi naturelle (p. 58). Dans l’analyse de la complémentarité des sexes Bérengère Marques Pereira refait une sociogenèse rapide des différentes conceptions philosophiques et théologiques ; une référence à la pensée médicale serait également éclairante, à mon avis. Est évoquée également la position anti-genre du Vatican et l’instrumentalisation d’un « nouveau féminisme » pour réimposer l’essentialisation de la différence des deux sexes. Enfin, l’interprétation des positions du Saint-Siège au regard des définitions onusiennes de la santé reproductive sexuelles et de droits reproductifs et sexuels montre que celles-ci « restent inchangés au regard de son discours doctrinal et religieux, même s’il adopte les vocabulaires séculier et juridique de ces instances » (p. 73). Le mérite de Bérengère Marques Pereira est de déceler, derrière cette ambiguïté discursive et de positon du Saint-Siège, les enjeux proprement politiques : imposer sa vision de la loi naturelle comme seule légitime et consolider les alliances conservatrices au niveau étatique. L’Annexe 3 reproduit tous les textes utilisés, offrant, de nouveau, une base empirique pour des analyses prochaines.

Le chapitre quatre propose une analyse des arguments avancés par les partisans et les opposants à l’avortement, notamment sous l’angle des droits humains. L’auteure choisit de travailler sur les positions de deux réseaux transnationaux : European Federation One of Us et The High Ground Alliance for Choice and Dignity in Europe. Les Annexes 3 et 4 (pp.205-233) inventorient toutes les associations réunies dans ces deux réseaux, constituant un instrument empirique très utile pour les recherches sur les mouvements anti-genre, par exemple. Les principaux thèmes/arguments des opposants à l’avortement sont : la protection du fœtus ; la protection de la dignité de la femme ; la protection de la liberté religieuse et de conscience. De l’autre côté, les partisans de l’avortement centrent leurs arguments autours des thèmes suivants : droit à la santé et intégrité physique des femmes ; droits des femmes à l’auto-détermination, à l’autonomie et à l’égalité active avec les hommes ; la neutralité du rôle de l’État.

Enfin, le dernier chapitre se penche sur le droit à l’avortement en Belgique de 1970 à 2020. Cette analyse a tout d’abord le mérite d’offrir une synthèse très utile sur le cadre juridique et l’activisme en faveur ou contre l’avortement, avec notamment une analyse minutieuse des mobilisations et des enjeux politiques autour de la loi de 2018. Mais ce chapitre constitue aussi un exemple réussi d’une étude de cas national, qui pourrait inspirer des démarches similaires.

Les Conclusions soulignent les perspectives théoriques et empiriques ouvertes par cet ouvrage. Il faut retenir cette « double problématisation de la revendication du droit à l’avortement au sein de l’Union européenne » en termes de citoyenneté et en termes de droits humains (p. 141). Cette articulation, qui impose une approche interdisciplinaire (sociologie politique et pensée politique) représente la contribution théorique de Bérengère Marques-Pereira à l’analyse de l’avortement. Le droit à l’avortement est „une question de régime de citoyenneté” (p. 143), car une citoyenneté effective des femmes à l’égalité avec les hommes impose la prise en compte des droits reproductifs, afin d’assurer l’autodétermination des femmes. Cependant, vu que les régimes d’autorisation ou d’interdiction de l’avortement relèvent de la compétence juridique des États, l’argument d’une citoyenneté universelle se heurte aux limites du principe de subsidiarité. La référence aux droits humains peut être mobilisée pour transgresser les frontières nationales, mais il faut aussi prendre en compte les résistances importantes de la part des réseaux conservateurs.

Cette présentation ne saurait rendre toute la richesse théorique et empirique du livre de Bérengère Marques-Pereira. Son analyse démontre magistralement que l’avortement est un révélateur pour plusieurs processus et phénomènes politiques actuels : les régimes de citoyenneté dans les États démocratiques, les registres juridiques de l’Union Européenne ; les mouvements sociaux et les réseaux transnationaux autour des questions liées aux droits de l’homme, la reproduction, la famille (en un mot, les registres de l’égalité de genre) ; la tension entre les droits humains et la citoyenneté. L’excellente analyse des redéfinitions successives des catégories juridiques et l’instrumentalisation du langage des droits humains apporte un éclaircissement nécessaire pour toute réflexion sur les débats et mouvements pour ou contre l’avortement. Les Annexes représentent un instrument empirique précieux pour des recherches futures. Je considère que ce volume est une référence obligatoire non seulement pour toutes les recherches sur l’avortement et les mouvements / campagnes anti-genre, mais en général pour le domaine des sciences politiques.

REFERENCES

HARAWAY, Donna. 1988. Situated Knowledge: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies 14(3): 575-99. https://doi.org/10.2307/3178066

KUHAR, Roman & David PATERNOTTE. 2017. Anti-Gender Campaigns in Europe. Mobilizing against Equality. London and New York: Rowman & Littlefiled (traduit en français: Roman Kuhar et David Paternotte. 2018. Campagnes anti-genre. Des mobilisations contre l’égalité. Lyon: Presses Universitaires de Lyon).

VERLOO, Mieke ed. 2018. Varieties of Opposition to Gender Equality in Europe. New York and London: Routledge. https://doi.org/10.1201/9781315625744

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BĂLUȚĂ, Ionela. 2021. Review of "L’avortement dans l’Union Européenne: Acteurs, enjeux et discours" by Bérengère Marques-Pereira. Analele Universității din București. Științe Politice [Annals of the University of Bucharest. Political Science series] XIII (2): 287-294. https://doi.org/10.54885/FEJE5133