NOTE DE LECTURE

Élisabeth ROUDINESCO. 2021. Soi-même comme un roi: Essai sur les dérives identitaires. Paris: Seuil, 274 pp. ISBN 9782021480870

Raluca ALEXANDRESCU [a]


Analele Universității din București. Științe Politice [Annals of the University of Bucharest. Political Science series]

Vol. XXIII, Issue 1, pp.137-141

https://doi.org/10.54885/GUQX4559 | Download PDF

[a] Department of Comparative Governance and European Studies, Faculty of Political Science, University of Bucharest, ROMANIA. raluca.alexandrescu@unibuc.ro

Les dernières années, les questions identitaires font de plus en plus l’objet d’un regard encré dans les clivages politiques fondateurs. La grande fabrique identitaire du 19e siècle avait l’air d’être déjà une question du passé, les mythologies national-communistes avaient apparemment vidé d’honorabilité la fréquentation officielle de ses composantes narratives. Dans le paysage politique global mais aussi dans la littérature portant, dans les sciences sociales et politiques, sur la question identitaire, le débat s’est rallumé à partir plus ou moins des années 1990, et cette fois-ci la question était relancée par les universitaires américains post-foucaldiens, ou du moins dans leur identification revendiquée comme telle. Historienne et philosophe, Élisabeth Roudinesco procède dans son dernier livre à un inventaire de ces problématiques identitaires, en analysant leurs sources, issues de la revendication démocratique légitime et impérative de l’après-guerre, dans le respect du principe fondamental de l’égalité des chances.

Lorsqu'en 1982, à l'âge de 38 ans, elle publie le premier volume de son œuvre majeure - La bataille de cent ans. L'histoire de la psychanalyse en France (Roudinesco 1982) - Élisabeth Roudinesco était déjà connue pour une série d'ouvrages sur le freudisme ou l'interprétation psychanalytique des phénomènes culturels. Le deuxième tome, intitulé L'histoire de la psychanalyse en France (1925-1985), paraît en 1986 (Roudinesco 1986), suivi en 1993 par un autre volume massif – Jacques Lacan, esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée (Roudinesco 1993). Parallèlement à son activité universitaire, elle a mené des actions en faveur des droits des femmes et, lors du grand débat concernant le mariage et l’adoption pour tous, elle s’est mise des côtés de l’initiatrice de la loi adopté le 23 avril 2013, la ministre de la Justice à l’époque, Christiane Taubira. Roudinesco fait partie d’une génération militante pour les droits des femmes et des minorités, la première génération ayant fait le deuil avec les répercussions de la guerre. Elle a eu aussi une courte période d’activité politique partisane en adhérant au Parti Communiste Français en 1971 qu’elle quitte néanmoins en 1979, tout en se déclarant progressiste et votante du Parti Socialiste. Puis, après presque une décennie dans la rédaction de La libération, quotidien français de gauche, à partir de la deuxième moitié des années 1990s elle a commencé à collaborer avec Le monde et d’être plus présente aussi dans des cercles différents de ceux de ses premières activités politiques.

Son dernier livre part des assises de cette génération formée dans un paradigme militant et universaliste qui s’engage dans la réflexion identitaire de ces assises particulières et qui a du mal à se retrouver dans un débat complexifié depuis lors, dans le paysage académique actuel. Car la question identitaire telle qu’elle est débattue dans les milieux académiques aujourd’hui n’est plus seulement une question franco-française ou même uniquement européenne et elle met en question les configurations politiques construites en vertu des clivages traditionnels gauche-droite (Lilla 2018). Le référentiel identitaire fait partie d’une vision plus générale sur les systèmes politiques contemporaines ayant traversé dans la dernière décennie les répercussions de la crise économique de 2008-2009, la progression accélérée de la révolution numérique, qui met en question de plus en plus le monde tel que nous pouvons le percevoir et le concevoir, l’aggravation de la crise climatique et, dans les deux dernières années, la crise sanitaire globale. Comme l’indiquait déjà une des directions de recherche dans les sciences sociales depuis quelques années, la question identitaire se retrouve au cœur des débats (Fukuyama 2018), car le sentiment de la perte de contrôle du monde environnant pousse vers la recherche d’une subjectivité à outrance, ou dans d’autres termes vers un monde mis à la disposition de la personne (Rosa 2020).

Le sentiment de perte de contrôle est d’ailleurs une des explications possibles que Roudinesco appelle « dérives identitaires » en se référant explicitement aux questions de race et de genre. Elle touche au cœur des polémiques contemporaines qui, mis à part les sujets directement suscités par la crise sanitaire, ont presque toutes un rapport plus ou moins direct avec le genre (dans les aspect juridiques et politiques) et la race. C’est ce qu’elle note dans son Avant-propos : « On se bat moins pour le progrès, et on récuse même, parfois, ses acquis. On affiche ses souffrances, on dénonce l’offense, on donne libre cours à ses affects, autant de marqueurs identitaires qui expriment un désir de visibilité, tantôt pour affirmer son indignation, tantôt pour revendiquer d’être reconnu » (p.9). Confronté à une cacophonie méthodologique, la chercheuse propose, dans le livre récemment publié, de retracer le parcours des travaux académiques concernant notamment la race et le genre, en passant par l’intersectionnalité et l’anticolonialisme, travaux dont elle est parmi les contributeurs. Roudinesco identifie dans la plupart des aspects de cette « dérive identitaire » un soi-disant « parler obscur » qui cache, selon elle, non pas une confusion, mais un projet idéologique identitaire et, parfois, ségrégationniste. « Par la suite, la culture identitaire a pris progressivement le relais de la culture du narcissisme, et elle est devenue, dans le monde fluide qui est le nôtre, l’une des réponses à l’affaiblissement de l’idéal collectif, à la chute des idéaux de la Révolution et aux transformations de la famille » (p.23). Elle explique que, dans cette nouvelle vague identitaire, qui produit en fait des ségrégations multiples et des fractures au niveau des sociétés, chaque comportement, chaque expression du quotidien prend un enjeu identitaire, ce qui fragilise d’ailleurs d’une manière parfois irréparable la séparation du politique et de la vie privée, par exemple : « les manières de manger, de faire l’amour, de dormir, de conduire une voiture » (pp.23-24).

Le volume est structuré en six chapitres, chacun dédié à un des sujets destinés à retracer cette aventure identitaire. « L’assignation identitaire » met dans le contexte contemporain immédiat une relativement nouvelle pratique sociale et politique visant à construire une carte de visite construite à partir des identifications précises de race, genre, appartenance religieuse. Même si le problème de la laïcité ne constitue pas nécessairement un sujet à part du présent volume, il rentre dans le tableau général de l’impératif d’identification qui répond, selon les récits de Foucault racontés par Roudinesco, à la question « D’où viens-tu ? ». Dans le contexte de cette question, elle se lance dans le retracement du parcours des identités à partir de repères académiques fixés par la recherche de l’après-guerre. Elle suit les parcours du concept de genre, de race, du problème postcolonial et elle s’apprête finalement à aborder la méthode de l’intersectionnalité et les implications dans le milieu académique et politique.

Dans cette démarche, Roudinesco assume un double chapeau : celui de l’historienne et de philosophe, en essayant de recomposer le trajet d’un concept fondateur pour des domaines entiers de la recherche en sciences sociales qui est celui de genre, tout aussi bien que les dérapages de certains domaines et de certains auteurs au cours de ces décennies. Elle-même une continuatrice de l’école de Lévi-Strauss, de Foucault ou de Ricœur, Roudinesco formule l’hypothèse d’un dérapage des notions et de leur mise en application, tout aussi bien dans le milieu académique que dans les manifestations sociales ultérieures et se demande finalement comment, surtout aux États Unis, certains groupes qui étaient partis sur une revendication d’intégration et de tolérance se retrouvent aujourd’hui sur le versant opposé de la « cancel culture », de la culture de l’annulation, ou bien du ségrégationnisme de toute sorte, camouflé sous la tente de l’acceptation de la différence. Ce qui devient très vite évident, c’est que l’enquête va au-delà d’une polémique académique réservée à des initiés du soi-disant « parler obscur », représenté comme une invention de quelques laboratoires universitaires américains. Son ambitieux projet dresse un tableau des problèmes sociétaux, éthiques et politiques que ces questions entrainent. De l’homosexualité à la fluidité de genre, de la procréation assistée aux mères porteuses, de queer studies aux disability studies, son analyse se propose de retracer le parcours des revendications identitaires qui s’infusent de plus en plus dans la recherche et qui transforment non seulement la nature du sujet, mais aussi le rapport du chercheur à l’objet de recherche. Plus spécifiquement, elle affirme que le point de début des enquêtes, telles celles du très connu psychologue américain Andrew Solomon, n’est plus celui de la distance méthodologique par rapport à la thématique étudié, mais bien au contraire, l’affirmation d’une subjectivité mise sur le tapis comme un passeport de compétence, avant de se lancer dans un vaste inventaire d’une « biodiversité » humaine qui efface les frontières entre les déterminations biologiques (maladies génétiques) et des disabilités culturelles, construites : « Définissant plusieurs catégories d’humains, il les regarde cohabiter comme le ferait un soigneur animalier sorti tout droit d’une ménagerie de verre » (p. 67).

Au bout du chapitre, et d’ailleurs du livre en son entier, on est mené devant le constat d’une « régression normalisatrice » : « Tout commence par l’invention de nouveaux concepts puis par la création d’un vocabulaire adéquat. Une fois solidement établis, les concepts et les mots se transforment en un catéchisme qui finit, au moment voulu, par justifier des passages à l’acte ou des intrusions dans la réalité » (p.73). Cette conclusion de mi-parcours est mise à l’épreuve dans les chapitres suivants, dédiés à la question de la race et à la question coloniale, deux autres grands sujets à l’origine de conflits et de revendications identitaires retentissants, qui fondent la démocratie moderne dans son expression complète. Pour circonscrire le sujet, Roudinesco part de la distinction méthodologique fondamentale entre la recherche lévi-straussienne (« la race n’existe pas ») et la racisation de la recherche anglo-saxonne, originée dans un combat pour les droits civils et dans une histoire qui dressent un profil différent de « l’identité subalterne ». Elle puise ainsi dans un bassin méthodologique riche et fondateur, issu des œuvres de Beauvoir, Sartre, Lacan, Saïd, Fanon, Césaire, Foucault, Derrida ou Deleuze.

De l’anticolonialisme des premières générations d’après-guerre, dont Roudinesco elle-même se revendique, au déboulonnage des statues et à l’immense littérature qui instrumentalise les concepts jacents, les problématiques identitaires semblent changer de camp et la nature des clivages, se déplacer. Afin de retracer le parcours de ses grandes transformations de discours, d’orientation et de contenu conceptuel, Roudinesco propose une histoire de la constitution des domaines de recherche et des concepts fondateurs (« Déconstruire la race », pp.75-126, et « Postcolonialités », pp.127-57) pour mieux approcher par la suite les différentes « dérives » ultérieures, qui mobilisent, une fois de plus, les question identitaires liées à la couleur de la peaux, aux différences culturelles, aux clivages Occident-Orient, à l’identité religieuse. Tout ceci dans un contexte de plus en plus marqué par les catégories et le spécisme social : « les classifications identitaires mènent à l’impasse, prises qu’elles sont entre psychologie des races et interprétations tribales » (p. 125).

Les dérives dont elle fait le constat se dressent tout aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, marquant un bouleversement des subjectivités qui opposent dorénavant activistes et politiciens, professeurs et étudiants, chercheurs et réseaux sociaux. Entre le relâchement normatif, les contraintes légales et les revendications identitaires, Élisabeth Roudinesco montre combien l’équilibre entre la liberté de la parole et le respect des autres reste fondamental dans le monde contemporain : « l’État ne doit pas jouer les censeurs en prétendant réguler la liberté de débattre et d’enseigner. Il n’a pas à prendre parti pour une thèse ou une autre… Quant aux intellectuels que nous sommes, sans doute nous revient-il de donner l’exemple… sans jamais céder à l’insulte où à l’invective » (p. 272).

REFERENCES

FUKUYAMA, Francis. 2018. Identity: Contemporary Identity Politics and the Struggle for Recognition. London: Profile Books.

LILLA, Mark. 2018. The Once and Future Liberal: After Identity Politics. New York: Harper Collins.

ROSA, Hartmut. 2020. Rendre le monde indisponible, traduit de l’allemand par Olivier Manoni. Paris: La Découverte.

ROUDINESCO, Élisabeth. 1982. La bataille de cent ans: L'histoire de la psychanalyse en France. Paris: Editions Ramsay.

ROUDINESCO, Élisabeth. 1986. L'histoire de la psychanalyse en France (1925-1985). Paris: Seuil.

ROUDINESCO, Élisabeth. 1993. Jacques Lacan, esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée. Paris: Fayard.

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